2. Le réveil de José dans la confrontation
« Ce monde en lui-même n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. », Albert Camus
Secoué comme un prunier, je me réveille.
Ce matin-là, sentant l'ambiance tendue à côté de moi sur le siège de ma voiture, je jette presque fâché.
- Eh, tout doux, arrête-là. La nuit a été très courte. J'ai encore sommeil. Qui je suis? Tu ne te rappelles pas? José, voyons.
- Je ne me souviens pas, on se tutoie?
- Oui, depuis qu nous nous sommes rencontrés. Continuons dans cet intimité, si tu me le permets.
- Oui, tutoyons-nous. L'intimité me permettra peut-être de me remettre sur notre piste en commun et ...
- Sur notre piste en commun? Un peu courte, cette piste. Je pourrais aussi me permettre cette question "qui es-tu?", là ce serait à toi de me le dire. Hier, tu m'avais dit que tu t'appelais Luiza. Mais, à part cela, je n'en sais pas beaucoup plus à ton sujet.
- Merci, pour me révéler mon prénom, allons plus loin, veux-tu.
- Ok. Pour faire connaissance et t'être agréable, je commence les présentations par moi-même. Après, on renversera la vapeur. A la question de "Qui es-tu, toi?", à laquelle je ne pourrais répondre qu'en une toute petite partie seulement. Mais, pour commencer dans l'ordre, sache que mon prénom est, donc, José. Je crois me souvenir que je te l'ai dit. Mon nom, Alvarez. Pour vous servir, chère Luiza. Rien de très original ce nom comme tu peux le constater dans notre beau pays de Portugal.
- Et alors?
- Bon, alors... Quand on s'est rencontré hier soir, tu étais déjà un peu éméchée, figure-toi. Tu semblais fonctionner au turbo et voyager sur un nuage après ce que tu avais ingurgité comme porto ou d'autres choses plus alcoolisées encore. J'ignore. Ce matin tôt, quand on s'est quitté en sortant du bar le "Fado", je t'ai suivi. Tu m'avais semblé d'une exubérance sans nom. A te voir un peu débridée, j'étais arrivé à la conclusion que tu pouvais te jeter à l'eau par inadvertance ou quelque chose de semblable sans même le vouloir et moi de le savoir. J'avais peur pour toi. J'ai eu raison. Je t'ai sauvée. En partie, du moins, Tu es tombée.
- Ah, bon, tombée, mais je suis encore là. A part une bosse sur le front qui me le révèle peut-être ...
- Attends, j'y arrive. Tombée, heureusement, pas dans l'eau mais sur un sol bien dur. Quand je t'ai récupérée, tu étais évanouie et transie de froid. Je t'ai presque transportée ou même tirée. Puisque, je m'estimais incapable de prendre le volant, je t'ai installée dans ma voiture en attendant le matin qui ne pouvait plus tarder. Et voilà que ce matin, fâchée, tu m'as réveillé en me secouant. Tu y vas fort, tout de même. Mais, je ne t'en veux pas. Il était plus que temps de le faire. Cela te va comme explication?
Luiza, entre agitée et calmée, m'écoutait patiemment. A la fin de mes déclarations, aucune réaction pour m'en dire plus. Elle m'attend semblant ne rien pouvoir ajouter de concret dans une suite chronologique de ce passé récent.
Je continue puisqu'elle semble n'avoir rien y répondre pour infirmer ou confirmer mes dires.
- Je suis portugais, comme toi, je présume. Tu es jeune et j'ai quelques piges de plus que toi comme tu peux le constater. J'ai 55 ans qui ont sonné au carillon de l'horloge. Je t'ai donné déjà quelques informations à mon sujet. Maintenant, sois un peu moins secrète. Tu pourrais essayer de m'en dire un peu plus sur toi. C'est à ton tour.
- Fais comme si je ne me souvenais pas puisque que je ne pourrai pas te répondre et t'en dire plus de mon côté. Continue à exposer ton ego. J'aime bien ce qui fait l'ego des gens.
Mon égo? Décidément, son humour m'amuse. Je reprends donc mon monologue à sens unique.
- Alors, allons-y. J'ai une formation initiale d'ingénieur informaticien. Sentant que l'informatique n'avait plus la cote, je me suis lancé dans l'étude des neurosciences devenues bien plus à la mode. J'ai une spécialisation plus récente de généticien. D'emblée, cela m'a plu et je suis devenu un expert reconnu. J'ai toujours aimé les projets futuristes et je me suis engagé dans le projet "Human Brain Project". Tu ne le connais probablement pas, mais cela dit bien le but poursuivi d'en connaître un peu plus sur le cerveau. Ce projet est mondial. Cela m'a permis de commencer à parcourir le monde. Souvent aux États-Unis et au Japon, mais pas seulement. Comprendre l'engouement des Japonais pour les robots et les technologies américaines sont au menu. Cela te va comme description de moi-même?
- Oui, oui. J'essaye de me situer à travers toi. Mais cela ne s'arrange pas. Je reste au point mort. Embraye ou change de vitesse et j'essayerai de te suivre dans ton sillage.
- Ok. Te situer. Pas sûr que j'y arrive. Nous n'avons pas parlé de tout cela hier soir. C'était la fête et on oublie de parler des problèmes, des ennuis et des idées sulfureuses du travail quand c'est la fête. Les échanges culturels restent souvent sous le manteau. J'ai oublié, je suis multilingue. Portugais, je parle anglais, italien, espagnol, français et j'ai des rudiments de vocabulaire japonais dans mon bol de langues étrangères. Je dois avoir un accent américain pour un Portugais de naissance qui n'a pas quitté le pays. Je m'en reviens des States.
Ok. Le black-out continue. Toujours rien, je continue après avoir repris ma respiration.
- A ton sujet, tu devrais me donner quelques indices. Tu m'en as dit tellement peu sur toi. Ce fut seulement une impression que j'avais de toi. C'était comme si tu voulais t'exploser dans un grand saut final. Une impression ou une intuition. A mon avis, cette constatation ne pourra pas plus t'aider à te retrouver.
Admirative et intéressée, Luiza reste bouche baie pendant un long moment de silence.
J'embraye une dernière fois, sans attendre.
- Je suis donc revenu des Etats-Unis, il y a quelques jours pour les fêtes de fin d'année. Je prends souvent mes vacances d'hiver par ici pendant un mois. De l'autre côté de l'Atlantique, je t'assure, il fait bien plus froid en hiver que par ici. Hier soir, je faisais la fête pour le réveillon avec des copains quand je t'ai rencontré, Luiza. Nous avons passé de bons moments ensembles. De ça, je peux te le confirmer. Pas à dire, tu as le sens de l'humour et nous avons beaucoup ri. Ne veux-tu vraiment pas donner une suite à nos rires par tes propres souvenirs?
- Te donner une suite par mes propres souvenirs? Avec mon humour caché, n'espère pas trop. Je crois te l'avoir dit, je ne me souviens de presque rien, pour ne pas dire de rien. L'alcool apporte de l'humour et de la fantaisie, non?
- Où tu habites? Quel est ton job? Ta situation de famille? Ce sont des sujets dont tu ne m'en as pas parlé et, maintenant, tu ne ne veux ou ne peux en parler non plus. Là, tu m'épates vraiment. On aurait t'engager comme agent secret. Cherche dans ta mémoire, les effluves de l'alcool devraient s'être dissipés à cette heure. Si tu pouvais me répondre à une ou deux questions, cela m'arrangerait pour te reconduire chez toi ou quelque part de ton choix.
- Désolé. Il faudra faire sans.
- Ok. Sortons de la voiture et promenons-nous. A l'air libre et frais, cela va peut-être te rafraîchir la mémoire en te rappeler certaines choses par le décor environnant.
- D'accord. J'espère bien.
La voiture était garée en plein centre de Cascais.
Nous sortons de la voiture.
Dans le ciel, un gris permanent règne.
L'air est plus froid et humide que prévu. Je redresse mon col et je vois que Luiza frissonne et fait de même.
Elle jette un coup d’œil sur la carrosserie de ma voiture et émet un sifflement admiratif que je remarque aisément.
- Ne te fais pas d'illusions, cette berline ne m'appartient pas. C'est une voiture de location. Je préfère un 4X4 mais il n'y en avait plus de disponible à l'agence de location.
La démarche non rassurée, Luiza commence la promenade matinale à un mètre de distance à mes côtés.
La confiance ne semble pas être revenue. C'est le moins que je puisse dire.
La place centrale de la ville survient après avoir longé les pubs anglais aux noms de Harley Davidson et du Duke. La statue de Pedro 1er, en son centre, regarde vers la mer, dans la direction vers laquelle nous nous dirigeons. Proche de la citadelle, une autre statue, celle du dernier roi de Portugal, Manuel II.
La ville est encore endormie. De rares passants et un tenancier de bar qui rentre vers l'intérieur quelques tables et chaises. Les flonflons du bal ont fait place à un silence d'après réveillon.
Où réside la faille entre le connu et l'inconnu pour ma coéquipière d'un soir, prénommée Luiza?
Je me remets à poser question sur question pour le déterminer.
Peut-être n'a-t-elle perdu la mémoire que temporairement, quelques liens perdus avec le passé et la mémoire peut lui revenir très vite, me dis-je.
Je me trompe, pourtant.
- Tu ne reconnais vraiment rien de l'endroit où nous sommes? Le port, les bateaux qui flottent ne te sont pas familiers? Marchons jusqu'à la citadelle...
- Je n'ai jamais mis les pieds ici.
Pointant mon doigt vers la rampe qui mène à la citadelle, je lui lance:
- Sais-tu que c'est ici que tu t'es promenée à cet endroit précis et que sur cet étroit parapet tu as fait l'équilibriste? Qu'ensuite, tu es tombée quelques mètres plus bas? Qu'inquiet, je me suis précipité pour te secourir alors que tu étais évanouie et que je t'ai ramenée à bout de bras jusque dans ma voiture. Comme je ne pouvais plus prendre le volant avec la dose d'alcool que j'avais ingurgité, j'ai décidé d'y rester pour dormir jusqu'au moment où tu m'as réveillé.
- Moi, une équilibriste? Tu rigoles?
- Non, sans blague, tu jouais à l'équilibriste, en fanfaronnant, sur cette rambarde dans cette montée vers le fort. Pour finir, ce qui devait arriver est arrivé. Tu as chuté, là, quatre mètres plus bas dans les filets et les cassiers à moules des pêcheurs. Je me suis précipité à ton secours. Les caissons sur lesquels tu es tombée n'ont pas souffert, eux. Ils n'ont aucune mémoire, eux. Mais toi, tu ne semblait miraculeusement pas trop lµmal en point. Tu devrais avoir quelques restes de mémoire. Tu ne trouves pas?
- Merci de m'apprendre tout cela. Tu as raison, cela devait être une belle chute, mais je ne m'en souviens toujours pas. C'est comme si tu me racontais l'histoire d'une étrangère.
Un peu outré par sa désinvolture, j'insiste. Je me répète sans même me rendre compte.
- Bon. Tu m'énerves à la fin. Cela peut se comprendre après l'alcool que tu as bu, mais, maintenant réveillée, après avoir pu cuver en paix, tu pourrais m'informer de ce que tu as fait dans la vie avant cette folle nuit.
- Je crois que tu vas rester sur ta faim d'informations et ton énervement. J'en apprends plus de toi, que je ne pourrai t'en dire de moi.
- Creuse un peu. Tu te rappelles de quoi ? Jusqu'où ta mémoire est-elle présente?
- Je ne me rappelles que de ce matin. J'étais dans ta voiture. Tu dormais quand je me suis réveillé et que je t'ai réveillé en te secouant. C'est tout. Avant, c'est le trou.
Je comprends que notre promenade ne va pas apporter plus de succès.
- Et, tu crois que tu vas me faire gober cela, bien entendu. Retournons. Que préfères-tu? Que je te conduise ensuite chez les flics, à l'hôpital ou chez ma mère, là où je voulais aller ce matin pour lui souhaiter mes bons vœux pour cette nouvelle année 2014?
- Tout, mais pas la police et encore moins l'hôpital. Ils ne vont pas me croire à la police ou ils vont me mettre en observation dans une maison de fous en sortant de l'hôpital.
En revenant sur nos pas, Luiza regarde, une nouvelle fois, par dessus la pente avant de répondre.
- Ce n'est pas possible que j'ai pu faire cela. Maintenant, je sens que j'ai le vertige, rien que de voir l'endroit de mon plongeon.
- Tu n'as pas eu le vertige ce matin, de cela je peux te l'assurer. Disons que ce fut une folie passagère.
- Appelle cela comme tu veux. Je ne devais pas être dans mon état normal. Ça c'est aussi sûr.
Je comprends progressivement que je dois lever le pied, changer d'attitude et de politique. M'adoucir avec elle.
- Chère Luiza, levons le pied. J'essaye de déterminer ce qui pour toi, est normal ou non. Questionne-moi encore. On verra où s'arrête ton 'normal'. J'ignore par quel bout commencer. Ta mémoire semble être comme ce mur défraîchi. On ne voit plus que la brique de la construction puisque les surcouches sont en déperdition.
- Je compte sur toi pour me faire un ravalement complet de façade.
- Tu n'es certainement pas venu jusqu'ici en voiture, mais avec le train qui venait de Lisbonne.
- J'ignore. Mais, comme tu dis, c'est probable.
- Je ne vais pas te redemander de quelle travail, tu t'occupais, mais si jamais tu avais à refaire ta vie, d'après toi, qu'est ce que tu aurais pu faire et aimer faire dans la vie?
- Avoir une ferme et élever des animaux.
La réponse était partie sans hésitation. Cela m'étonne.
Je jette un coup d’œil aux mains de Luiza. Des mains manucurées, des longs ongles. Il est clair qu'elle n'a jamais été fermière et qu'elle doit avoir un job intellectuel. Cela ne fait aucun doute pour moi.
Son subconscient doit avoir répondu à sa place.
- As-tu de la famille, des amis ? Aucun souvenir de ce côté-là, non plus? Je suppose.
Ma question la fâche.
- Combien de fois, devrais-je te le répéter. Si j'avais connaissance de ma famille, j'irais les rejoindre immédiatement.
- Ok. Ne t'énerve pas. Je cherche simplement à te situer dans l'espace avant de le faire dans le temps.
- Je n'ai aucun souvenir conscient de qui j'étais et d'où je viens. Je ne peux en dire plus.
- Conscient, voilà le mot qu'il faut utiliser. L'inconscient fonctionne peut-être toujours. Tu as eu un choc en tombant d'accord. Cela a probablement déconnecté tes souvenirs conscients de ta mémoire. L'affect est resté inchangé d'après ce que je peux comprendre. La mémoire immédiate fonctionne toujours d'après ce que tu me dis ce matin.
- Ce que je t'ai révélé t'a-t-il donné des indices?
- Je t'ai dit les neurosciences ne me sont pas inconnues. Peut-être que ce que tu aurais voulu faire et être, ne s'est pas produit. Première constatation, contrairement à ce que tu aimerais faire, tu n'as jamais été fermière. Je soupçonne que tu as suivi des études supérieures. Tu as un secret que tu n'as pas partagé avec tes proches. Qui sait? Un regret majeur, peut-être.
- Mais tu es une véritable Madame Soleil, mon cher José.
Je souris.
- Ton exubérance de ce matin le prouve. Je suis aussi psychophysiologiste. Tu as un problème de connexion entre ta mémoire et ton intellect. La mémoire est faillible et manque de fiabilité. Tu sais.
- Que me proposes-tu?
- Te proposer? Ton cas m'intéresse. Si tu le veux et me le permets, j'aimerais m'occuper de toi, mais dans ce but, tu risques de devoir changer de vie, de trouver autre chose dans la vie. D'où ma proposition, si n'as tu pas peur de me répondre. Veux-tu risquer de changer de vie? Il y a un risque que tu ne retrouves jamais la mémoire. Ne me répond pas tout de suite, mais réfléchis-y. Je t'en parlerai plus tard. Reconnecter les bouts de ta mémoire cachée. Corriger les erreurs d'appréciations, cela peut prendre beaucoup de temps.
- Me faire retrouver mon passé depuis les débuts, en quelques sortes?
- Oui, et, qui sait, en l'améliorant. Je t'ai dit, j'ai été au Japon pour étudier les techniques qu'ils utilisent pour construire leurs robots. Ce sont des machines. Elles retiennent tout ce qu'on insère dans leurs circuits. Elles n'inventent rien, jusqu'à présent. Demain, peut-être. L'homme a l'intelligence en plus. L'intelligence qui ne te fait pas défaut, j'en suis sûr. Je n'en dis pas plus pour le moment.
- Heureuse de l'apprendre. Je ne demande pas plus qu'à m'instruire. Conduis-moi chez ta mère.
- Ok. Cela caille avec le vent du large. Rejoignons ma voiture. Tu verras, chez ma mère, c'est un endroit en pleine campagne, plein de verdures, pas loin d'ici, en direction de Sintra. Cela devrait te plaire. Elle a toujours voulu que je me marrie. Ma mère sera très heureuse que je connaisse quelqu'un comme toi. Je la mettrai au courant avant de te présenter pour qu'il n'y ai aucune confusion dans nos rapports. Tu la laisseras parler. Parler, elle adore ça. J'ai été l'aîné de quatre frères et sœurs, ce qui veut dire qu'il y a suffisamment de chambres pour te loger.
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3: Le retour dans la réalité
« La réalité dépasse la fiction, car la fiction doit contenir la vraisemblance, mais non pas de la réalité.», Mark Twain
Le voyage en voiture ne dure pas plus longtemps que ce qui était prévu.
Peu de voitures en ce premier jour de l'an. Les fêtards doivent encore cuver et ceux qui avaient fait la fête chez eux, y restent fatigués à la suite d'une nuit accompagnés de familles et d'amis, me dis-je.
Dans la voiture, des images du paysage mélangées avec l'affaire de Luiza, défilent dans ma tête, mais je n'échange que peu de mots avec elle. Je réfléchis intensément à cette situation tellement insolite.
Nous arrivons après une demi-heure dans un endroit très solitaire, entre Cascais et Sintra.
- Nous sommes arrivés. Reste dans la voiture. Ne bouge pas. J'arrive.
Je sors seul pour aller présenter Luiza à ma mère à la porte de la maison. Eviter qu'elle se fasse des illusions sur elle et nos rapports.
Il s'agit de Luiza, une dame qu'il faut ménager, parce qu'elle avait subi un choc. Rien d'autre.
En cure de jouvence, Luiza doit se faire oublier.
Les souhaits et embrassades partagés, d'abord.
- Bonne et heureuse année, maman.
- Merci, José. Pour toi aussi.
- Je ne suis pas seul. Je vais te présenter Luiza. Elle est restée dans la voiture. Mais, ce n'est pas ce que tu pourrais croire. Je suis resté et j'aime mon célibat. Nous nous sommes rencontré hier soir et elle a quelques problèmes de mémoires. Ne lui pose pas trop de questions.
- Mais qu'attends-tu? Vas la chercher tout de suite.
Pas besoin de commencer par parler de sa chute et encore moins dans le détail.
En aparté, sans beaucoup de détails, je lui en apprendrai un peu plus de ma rencontre très récente, plus tard.
- Je vais chercher notre invitée.
Heureusement, la rencontre ne peut se passer mieux. Chacune se sourie et se serre la main chaleureuse.
Un bon présage, me dis-je. Le principal est fait. La chaleur de l'accueil met Luiza en confiance.
Ma mère est une vieille dame comme on en voit tant dans les campagnes portugaises. Une petite femme dont le mari aurait pu être au champ mais qui, veuve, vit seule dans une maison aux couleurs très locales avec ses photos du passé qui pendent sur les murs ou reposent sur les étagères.
- Pourquoi ne pas s'installer à l'abri de la véranda du jardin pour prendre les rayons de soleil de cette après-midi un peu moins frileuse que d'habitude à l'abri du vent?
La conversation commence. J'interviens peu. Ma mère et Luiza semblent se comprendre avec une certaine complicité. J'écoute dans un silence religieux. Éblouis de constater que l'on puisse parler de tellement de choses dans une telle situation.
Dans le fond, je pense que ma mère croirait que j'avais trouvé la femme de ma vie et qu'il n'y avait qu'à officialiser ce fait.
Je ne veux pas confirmer cette impression, si pas intuition. Sur mes gardes, je n'ai qu'une seule ambition freiner des deux pieds si d'aventure ma mère allait dans ce sens dans la conversation.
Bien moins d'une heure ensemble, quand mon portable sonne.
Le portable dans la main, je quitte le duo pour m'écarter des deux femmes avant de décrocher.
Réfugié dans la première pièce intérieure, je pousse sur le bouton de mon portable.
A l'autre bout, une voix connue, celle de Pablo, mon collaborateur qui se met à débiter.
- Salut José. Les vacances se passent bien? Le lendemain du réveillon n'a-t-il pas été trop difficile? Tu l'as passé dans un meilleur temps, je présume. A la mer, le climat change plus vite et il fait plus en général doux dans un micro-climat plus près de la mer que par ici.
- Bonjour Pablo. On ne peut mieux. Le temps est mi-figue mi-raisin. Pas de quoi se mettre en maillot, humide et venteux mais pas vraiment froid. Et à Lisbonne?
- Cela ressemble.
- Figure-toi que j'ai fait une rencontre insolite avec une jeune dame. Pour moi, elle pourrait presque être ma fille.
- Une jeune fille, quoi. Et, elle t'as botté en touche, toi qui est un célibataire endurci. Tu ne m'as jamais dit que tu était un séducteur patenté. Cela doit être un miracle. Elle te plaît ? Avoue et raconte.
- Mignonne, elle l'est, incontestablement. Mais ne me case pas trop vite sur cet échiquier-là, si tu veux bien.
- Bon, je n'ai rien dit. Oublie. Raconte toujours.
- Ce fut une rencontre plutôt mouvementée qui s'est produite très tôt dans la nuit du réveillon. C'était dans le bar le Fado à Cascais dans lequel nous avions été quelques fois ensemble. Tu te souviens, on y chante du fado et on y boit tout ce que tu trouves au Portugal. J'ai eu un réveil très pénible le lendemain. Un peu précipité. Mais, il faut que je t'explique l'événement chronologiquement.
- Ok. Je suis tout ouïe.
- La veille du réveillon, cette fille m'avait tout de suite paru étrange.
- Étrange, une espionne, une sorte de Matahari?
- Non, pas sur ce plan-là. Étrange, par son attitude, par son exubérance au contraire, pas par un côté secret. On aurait dit qu'elle jouait son va-tout avant de faire le grand saut, si tu vois ce que je veux dire.
- Le grand saut ? Tu veux dire qu'elle donnait l'impression de vouloir se suicider?
- Oui. J'ai eu cette impression bizarre, à un moment donné. Nous avons beaucoup parlé, sans beaucoup parler d'elle. Elle disait s'appeler Luiza.
- Tu dis « elle disait s'appeler ». Ce qui veut dire que tu la remis dans le droit chemin de la vie. Je te connais avec ton cartésianisme habituel.
- Elle avait beaucoup bu et visiblement, elle ne pouvait pas assumer ce genre d'excès.
- Une jeune désœuvrée, probablement. Il y en a beaucoup actuellement au Portugal. Le chômage a dépassé toutes les statistiques les plus prémonitoires.
- C'est possible, en effet, mais peut-être y avait-il d'autres raisons plus intimes.
- Qu'as-tu fait? Tu as joué au bon Samaritain comme je te connais?
- Je te demande de passer les détails croustillants qui te viendraient à l'esprit. Vers trois heures du matin, nous sommes sortis du Fado, ensembles. Tu te souviens nous y avons passé de bons moments. Je dis ensembles, enfin, pas jusqu'au bout de la nuit. On s'était dit au revoir. Mais, intrigué, je l'ai suivie plutôt que précédée ou m'avoir mis à ses côtés. Elle titubait. Elle a commencé à faire l'équilibriste sur le parapet de la jetée. tu te souviens celle qui mène à la citadelle. A quelques mètres derrière elle, j'ai essayé de la maintenir avant qu'elle ne tombe. Peine perdue, elle est tombée quelques mètres plus bas dans les bacs des pêcheurs. Une belle culbute, à coup sûr.
- Blessée? Ambulance?
- Pas vraiment. Il doit y avoir un dieu pour les gens qui boivent trop. Rien de vraiment important apparemment. Je suis redescendu pour la récupérer et la secourir. Elle semblait ne rien n'avoir de cassé, mais elle était évanouie. Je ne savais que faire. La ramener chez elle, je ne connaissais pas son adresse. A ce moment-là, elle n'avait ni sac ni papiers. Je ne sais où elle pouvait les avoir égarés. La mener à l'hôpital, on m'aurait peut-être renvoyé dans ce qu'on appelle les urgences et tu sais ce que cela peut représenter les urgences... J'y serais peut-être encore et je voulais apporter mes vœux à ma mère au plus vite.
- Mais tu l'as transportée.
- Oui. Jusqu'à ma voiture qui était garée sur le port. On aurait dit un couple de soûlards. Je l'ai installée à côté de moi dans ma voiture. Je n'étais pas en état de conduire. J'avais aussi quelques verres en trop. Je me suis endormi et c'est elle qui m'a réveillé en sursaut. C'est là que l'histoire a recommencé et que je suis passé au rayon des surprises.
- Là, tu m'intrigues, vraiment. Tu ne l'as pas sauté, tout de même?
- Je suis plus sage que toi, nous avons dormi ensemble, peut-être, mais côte à côte, dans la même voiture sans même se toucher après l'avoir installé sur le siège. Cela t'en boucherait un coin, non?
- Ouais. C'est déjà ça. Je vois ça d'ici. Même la plus belle femme du monde à tes côtés et tu vas encore rester de marbre à penser et à expliquer comment tu pourrais la mettre au parfum de tes expériences scientifiques.
- Fais moi penser un jour à te virer à avoir des idées pareilles. Tu me connais trop bien. Non, elle s'est réveillé et semblait avoir perdu la mémoire. Je croyais qu'elle feintait. Pas du tout. J'ai dû lui rappeler son prénom, Luiza, qu'elle m'avait donné la veille avant son accident. Elle ne connait pas son nom. Tu te rends compte?
- Elle ne pourra déjà pas dire que tu l'as poussée pour avoir une indemnisation ou pire que tu as profité d'elle... Elle n'est pas mineure tout de même?
- Non une véritable adulte. La trentaine. Sa perte de mémoire, m'a intrigué. Tu penses bien que je l'ai interrogé. C'était le vide complet. Perte de connaissance, perte des valeurs, perte de tout. Aucun indice pour dire d'où elle venait, de quelle famille, de quelle profession elle avait pratiqué jusque là. Rien. La notion de l'argent, de domicile, de famille ne semblait jamais l'avoir effleurée. Mais elle est intelligente et a l'esprit très vif.
- Tu ne t'es pas posé la question qu'elle pourrait nous être utile?
- Pedro, je sais que nos recherches nous intéressent et que tu ferais tout pour aboutir là où d'autres auraient échoué, mais laisse-moi un peu de temps. J'ai toujours eu un souci avec toi sur ce point, tu as un esprit trop rapide, trop technicien et la sentimentalité ne semble jamais t'avoir effleurée.
- Pardonne-moi. Je te connais aussi depuis longtemps. Et tu n'es pas tellement différent avec tes idées très scientifiques. Tu es marié avec la science si ce n'est pas avec une femme. Nous avons une idéologie qui cherche à briser toutes contraintes, tous les aléas... Moi, c'est avec de la technique en plus.
- Stop. Ok. Tu as raison, J'y ai pensé. Néanmoins, donne le temps au temps. Je lui en parlerai. Nous avons cherché quelqu'un qui pourrait nous aider dans nos recherches sur l'intelligence à l'état pur. Séparer l'inné et l’acquis darwinien, oui, cela entre dans nos attributions.
- Je te retrouve. Avoue-le elle t'a très vite tapé dans l’œil "scientifiquement parlant" si ce n'est pas physiquement. Donc, pour résumer, tu ne l'as pas encore invitée dans nos travaux, mais tu risques de le faire.
- Je suis chez ma mère. Celle-ci s'en occupe actuellement à quelques pas de moi. Tu nous as interrompu au jardin. Nous savons que ce n'est pas la mémoire qui mène le monde. L'intelligence est bien plus importante que la mémoire.
- Comme tu dis, "L'intelligence, c'est un diamant brut qu'il faut tailler pour obtenir une tête bien faite et non pas une tête bien pleine, puisque le diamant n'est constitué que de carbone". Ai-je bien appris ma leçon, José?
- Là, tu m'énerves, vraiment.
- Je t'énerve mais que comptes-tu faire avec elle?
- Tout dépend de ce qu'elle décidera. La première étape serait de la mettre en confiance et en sécurité et chercher jusqu'où veut-elle collaborer avec nos recherches.
- En faire un cobaye pour la science et pour tes expériences, quoi?
- Je suis encore en vacances un peu de temps. Je vais lui demander son avis et je commencerai un examen plus approfondi.
- Un conseil d'ami, fais-lui aussi la cours. Les femmes aiment cela pendant les vacances, bien plus que de parler de sciences.
Je veux dévier la conversation au plus vite.
- Pas trop de circulation à Lisbonne?
- Pas trop. Mais je constate que je n'ai vraiment pas de bonnes manières. Une bonne année 2014, José.
- Pour toi aussi. Je te laisse, à plus.
Je raccrochai.
Pablo avait passé toutes ses études au MIT, aux États-Unis.
C'est ce qui m'avait plu quand je l'avais engagé.
Lui est le collaborateur technique type. Je suis plutôt le théoricien de service et je l'ai associé à mes travaux. Nous avons pris l'habitude d'avoir notre franc-parlé et il ne s'offusque plus de ce que je peux lui lancer comme piques dans un accord tacite.
Cette fois, je me suis chargé de quelqu'un d'autre, de plus fragile, auquel je me suis assigné la mission de lui faire retrouver la mémoire.
Reconstruire l'esprit de Luiza, l'orienter peut-être vers plus de clairvoyance qu'elle n'était parue lors de son voyage initial dans une vie antérieure.
Corriger les erreurs de son utilisation et combler les chaînons manquants sans issues qu'elle aurait pu avoir.
Avec cette pensée, je retourne dans le jardin, pensif.
Ma mère discute toujours avec Luiza. Elles semblent s'entendre à merveille. L'une rie de l'autre.
Je les laisse continuer jusqu'au moment, où le soleil décline au point qu'il fasse vraiment trop froid pour rester au jardin.
- On rentre? Il est bientôt temps de préparer le dîner, car vous êtes mon invitée, dit ma mère.
C'est alors, que j'ose poser la question à Luiza:
- Luiza, j'aimerais te parler en tête à tête dans mon bureau au premier étage, pendant que maman le prépare. Tu verras mon antre d'étudiant transformé en petit laboratoire de mes idées fumeuses.
- Allons-y. Je suis ton invitée, ton obligée même, je ne vais pas faire mauvaise figure dès le prime abord.
Nous grimpons au premier étage pendant que ma mère va dans la cuisine.